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Prologue oublié #1

Été, an 455

Il ne lui manquait qu'un cœur, et elle aurait été parfaite. Assise dans l'herbe, une jeune fille blonde venait d'achever sa poupée, faite de tous les matériaux qu'elle avait pu se mettre sous la main. De l'herbe tressée maintenait les feuilles vertes et orangées de la robe de la demoiselle. Au cou, elle portait un collier de perles que la fillette avait hérité de sa mère Ses cheveux, eux, étaient faits de laine blanche et son corps avait été cousue un peu plus tôt par l'aînée de la famille. Celle-ci, âgée d'une douzaine d'années, apparut d'ailleurs bientôt à la porte de la maison de campagne.
« Lux, dépêche-toi, le repas est prêt ! »
Affichant un grand sourire, l'enfant bondit sur ses pieds et courut jusqu'à sa sœur, qui referma la porte derrière elle.


Ce jour-là, il faisait beau. Le ciel était tout bleu, tout chaleureux. Pas un nuage à l'horizon ne venait gâcher la vue, tout était absolument parfait. C'était la fin de l'été. Déjà quelques feuilles tombaient, légères, comme ces petits oiseaux qui sifflaient leur mélodie dans une perpétuelle harmonie. Ce petit coin de paradis, le royaume de Varmon, était en bonne santé. L'été aurait ainsi pu durer des milliers d'années, dans la paix et la tranquillité, chacun aurait pu y couler des jours heureux. Oui, si le temps avait pu s'arrêter, peut-être que tout aurait pu rester comme ce jour-là. Beau.
Mais quoiqu'on puisse dire ou faire, nul au village, et partout ailleurs, ne pouvait nier cette brise, qui pourtant voulait passer inaperçue. Elle faisait onduler les rideaux colorés aux fenêtres des chaumières, emmêlait les longs cheveux et faisait chanter comme des anges les plus hauts arbres. Et peu à peu, elle s'intensifiait. Chaque jour, un peu plus vite. Chaque jour, un peu plus fort. Et il viendrait un jour où la brise deviendrait une bourrasque, une tempête, un ouragan.
En attendant, il était toujours plus rassurant d'avancer à l'aveugle et de l'ignorer sagement.


Dans la maison familiale, Lux s'assit sur le banc, dans la cuisine, à côté de son petit-frère, Noan, et en face de sa grande-sœur, Napalhuaca. Celle-ci alla appeler leur père, qui profitait de l'une de ses rares journées de repos pour faire la sieste.
La petite blonde se mit sur ses genoux et souleva le couvercle de la gamelle, pour apercevoir au moins un instant le repas du jour. Noan ouvrit de grand yeux et donna une petite tape sur le bras de sa sœur.
« Non ! T'as pas le droit de toucher ! S'offusqua-t-il.
- J'fais c'que j'veux, c'est moi la plus grande d'abord. »
Du haut de ses huit ans, Lux lui tira la langue et s'empara d'une cuillère en bois pour goûter la soupe qui, malheureusement, se révéla un peu trop chaude. La jeune fille se brûla, étouffa un gémissement et attrapa un verre d'eau froide qu'elle vida d'un trait, sous le regard moqueur du garçon. L'aînée revint une minute plus tard et ne put que constater les dégâts. Elle mit ses mains sur ses hanches et prit un air autoritaire, en confisquant la cuillère à ses frère et sœur.
« Combien de fois devrai-je vous dire de ne pas toucher aux repas ? Il n'y a que moi et papa qui pouvons nous occuper de ça, compris ?
- J'l'avais dit à Lux et elle ne m'a pas écouté !
- Et bien tu aurais dû m'appeler au lieu de rire. Allez, rasseyez-vous correctement, sinon papa se fâchera. »


Les enfants s'exécutèrent aussitôt, en échangeant un regard accusateur. Lorsque le père des trois arriva dans la pièce, il fut chaleureusement accueilli par tous. Napalhuaca lui tira sa chaise et commença à servir tout le monde, sans oublier d'avertir chacun de la température de la soupe. Lux, honteuse, rougit et fixa bêtement son assiette. Ses oreilles pointues frémirent doucement. Cela fait, il n'y eut plus un mot de prononcé avant la fin du repas. Une fois leur repas englouti, les deux jeunes monstres se levèrent, déposèrent leur assiette dans l'évier et foncèrent jouer dans leur chambre. Restée seule, l'aînée regarda son père et le questionna sur son métier.
« Tu auras besoin de moi à la boulangerie demain ?
- Je pense oui, fit-il en acquiesçant. Il y a beaucoup de clients en ce moment. On laissa les deux p'tits chez la nourrice, voilà tout.
- Ne te surmène pas trop non plus. On pourra échanger nos postes au cours de la journée. Rester aux fours avec une telle chaleur ne te fera que du mal.
- Les clients sont toujours plus enthousiastes quand c'est une belle jeune adolescente qui prend les commandes, et non un vieux bonhomme ridé comme moi.
- Ça c'est parce que tu ne dors pas assez. Et j'insiste, j'irai aux fours au moins la moitié de l'après-midi. Je ne suis pas qu'un joli présentoir et je tiens à ta santé. »
L'homme vieilli trop vite par son travail acharné rit doucement, et tapota la tête de sa fille de sa large main.
« Merci Napalhuaca, je ne sais pas ce que je ferai sans ton aide. Ta mère serait fière de toi.
- C'est gentil. Mais elle le serait aussi de toi, de nous tous. »
La demoiselle baissa la tête avec un sourire triste l'espace de quelques instants, puis se reprit. Elle débarrassa la table, puis remplit une louche de soupe, qu'elle versa dans un petit récipient, sous le portait d'une magnifique femme, entouré de bougies éteintes.
« Les mêmes yeux pleins de rêves et le même sourire d'ange. Tu lui ressembles tellement, murmura le père. »
Cette phrase, il la répétait souvent. Diane Ethernao était une comédienne qui partageait sa vie entre sa maison et sa troupe. Brillante et admirée dans tout le royaume, elle s'était vue promettre une place à la cour royale, peu avant son mystérieux assassinat. Ce drame s'était déroulé il y a quatre ans. Noan, qui avait deux ans à l'époque, n'avait aucun souvenir de sa mère, ou de vagues images, renforcées par le portrait dans la cuisine. Mais le peu qu'on lui avait raconté lui avait suffit pour lui donner envie de mener l'enquête afin de retracer le fil qui avait été rompu depuis déjà trop longtemps. S'il ne pouvait pas faire revenir sa mère à la vie, il pouvait toujours comprendre la raison de sa disparition, et si possible, la venger. Afin d'éviter ce genre de pensées, c'était un sujet peu abordé face aux plus jeunes, dans cette maison, mais le mal était fait.
Dans leur chambre et sur son lit, le petit garçon regardait sa sœur jouer avec sa nouvelle poupée. N'ayant pas la tête à ça, il alla regarder à la fenêtre. On le complimentait souvent pour sa maturité et il était vrai que, très tôt, il avait développé une véritable capacité d'analyse et de compréhension du monde l'entourant. Son cerveau sans cesse en ébullition était souvent noyé sous les questions. Et pourtant, il restait un enfant. Quand sa sœur l'appela et tira sur ses vêtements pour le forcer à jouer, sa première réaction fut d'appeler l'aînée à l'aide en poussant le visage de la petite blonde à deux mains.


Pendant que Napalhuaca montait à l'étage pour calmer les chahuteurs, le père de la petite troupe commença la vaisselle. Il n'y avait pas beaucoup de travail, sa plus grande fille avait déjà presque tout fait. Il sourit, fier d'elle. Après la mort de Diane, il avait fallut la remplacer, pour Lux et Noan. L'aînée avait instinctivement pris sur elle et rempli son nouveau rôle avec brio. Mais le père craignait qu'à trop penser aux autres, elle oublie son propre bonheur, ce qu'il ne supporterait pas. Fatigué par son travail, il regarda son reflet dans la vitre et ne put que constater l'ampleur des dégâts. Son devoir était de travailler pour deux, afin de récolter assez d'argent et être en mesure de nourrir ses enfants. Dans quelques années, les deux plus jeunes seraient capables de l'aider aussi après l'école, au besoin. Noan voulait intégrer l'armée royale et Lux rêvait de reprendre les rênes de la bibliothèque du village. Le vieil homme ne s'inquiétait pas. S'il tenait jusque là, toute sa joyeuse troupe aurait une belle vie. En attendant, il fallait avancer, sans faiblir, car l'égoïsme n'avait jamais eu sa place sous ce toit. Il tourna la tête en direction du calendrier tracé à la craie sur un panneau noir. Il y lut « Été de l'an 455 ».

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